Eve, le retour
Je vous ai déjà parlé, il me semble, de ma copine Eve, cette femme surdouée qui aurait pu causer haute joaillerie avec Bernard Arnault et poursuivre avec une analyse pointue des enjeux énergétiques aux côtés de Catherine Mac Gregor mais qui, par naïveté et candeur, a préféré s’occuper de sa progéniture et de son foyer.
Eh bien l’autre matin, la revoilà qui arrive à ma hauteur, remontée comme une horloge comtoise prête à sonner les douze coups.
Parce que ma Eve, elle en a encore entendu une qui lui reste collée sur le coin de la tête comme une fiente de pigeon sur la carrosserie d’un monospace.
— Pourquoi tant de courroux ma bonne Eve ? me risquais-je à lui demander.
— Y en a encore une qui a voulu m’apprendre la vie !
Oula. Mauvaise idée en cette fin d’année scolaire qui aspire les dernières gouttes de patience et d’énergie des parents de France et de Navarre. L’impétrante a joué un jeu dangereux !
V’là-t’y pas qu’une de nos « sœurs » l’a accusée tout de go de « desservir la cause ».
Je sens que vous trépignez alors « zou ! », je resitue le contexte.
L’avant-veille, alors que l’air chaud s’installait durablement sur les rives de notre lac, une procureure en Veja et vélo cargo lui a servi une leçon de féminisme tout en s’érigeant en « rôle modèle ».
L’audacieuse se gargarisait, au nez et à la barbe de ma pauvre Eve, de ne faire que ce qu’elle voulait de sa vie, d’être totalement indépendante financièrement et de ne jamais lésiner sur les services de baby-sitter, de jeunes filles au pair et autres modes de garde périscolaire.
Et de conclure son élogieuse promotion par ce proverbe qui orne les plus inspirants mood boards Pinterest : « Il faut un village pour élever un enfant ».
Ce à quoi Eve n’a pu s’empêcher de répondre que des parents, aussi, c’était pas mal.
Ce qui lui a valu cette excommunication définitive : « Tu dessers la cause ».
Ce qui fait qu’Eve a eu une folle envie de lui faire avaler ses baskets en cuir vegan et de crever les pneus de sa bicyclette.
Bon.
Ce reproche, lourd de sens, mérite qu’on s’y arrête un instant. Accuser Eve de « desservir la cause » sous-entend que son choix de s’occuper de sa progéniture et de son foyer serait une forme de renoncement, une trahison du combat féministe.
Or, rien n’est plus éloigné de la réalité. Oui, Eve a fait le choix d’investir une part majeure de son temps et de son énergie dans la vie de ses enfants, dans une présence continue qui façonne en profondeur leur quotidien. Ce n’est pas la seule manière d’éduquer, mais c’en est une, et elle est précieuse. Ce faisant, elle contribue au collectif autrement, par la transmission, par l’amour et la structuration d’un espace où grandir. Parce qu’élever une génération, c’est bâtir la société de demain.
Tel Bouddha couché gavé aux graines de chia et rompue aux désillusions humaines, je m’employai à lui offrir un peu d’apaisement et lui livrai de bon matin, mon analyse de la chose (mais bon, sans avoir pris mon café avant, alors ça vaut ce que ça vaut).
De première part, m’est d’avis que la caboche de certains pédants — la fin de l’année approchant, mettons un peu de fantaisie : « certain.e.s pédant.e.s » — persuadés de détenir la vérité, semble être remplie de pois chiches : quand ils hochent la tête, on croit entendre la pluie.
De seconde part, le féminisme — s’il est un combat ô combien nécessaire encore de nos jours — ne doit toutefois pas se muer en une nouvelle forme d’oppression, au risque de créer inévitablement de nouveaux carcans aussi étroits que ceux qu’il prétend abolir.
Dès lors qu’une femme peut librement choisir la façon de vivre qui lui convient, dès lors que ses libertés, son autonomie, sa liberté de mouvement, sa liberté de penser, d’agir, de croire sont garanties, alors, qui sommes-nous pour la juger ? Pourquoi devrait-elle se justifier, honteuse, auprès de ses semblables ?
Tout ça pour dire que se décréter féministe comme l’a fait cette apprentie Torquemada pour ensuite dénigrer le choix assumé d’une autre femme, c’est comme réclamer le droit de vote pour ensuite imposer un candidat. On en arrive vite au bourrage des urnes, au musellement des voix discordantes et aux camps de rééducation (celle qui sera surprise en train de partager les secrets de sa recette de tiramisu sera contrainte de regarder en boucle pendant 6 heures une vidéo LinkedIn sur le leadership féminin, sans cligner des yeux !)
De troisième part, s’agissant de l’indépendance financière, symbole de l’émancipation féminine — c’est évident — la question se pose néanmoins de la latitude de cette indépendance. Pardon, mais, quel niveau de salaire permet à une femme active d’entrer dans le cercle vertueux des femmes « totalement indépendantes » ? Quid (de vieux restes de ma vie passée…), quid donc de l’indépendance à l’égard d’un patron ou d’une patronne (on en a connu) qui aurait raté sa vocation de kapo ?
De quatrième part, si la sagesse nigériane enseigne qu’« il faut un village pour élever un enfant », cela signifie essentiellement que l’éducation des enfants demande l’effort collectif de toute une communauté.
Nous sommes donc loin de la vision consumériste de la vie, fièrement revendiquée par la dame qui a chamboulé notre Eve. Et à bien y réfléchir, ce n’est pas l’apport d’expériences riches et variées, propres à faire grandir l’esprit d’un enfant qu’elle recherche, mais simplement un ensemble de prestataires de services… Une conciergerie, en somme. Et en soi, ce n’est pas un mal tant que le choix est assumé.
Finalement, en rêvant de plus en plus fort à ma tasse de café, le plus dur me dis-je, le plus dur de nos jours, c’est d’avancer sans prêter attention à ce que les « autres » (et je resterai sobre) peuvent penser de notre façon de vivre.
— Calme-toi mon amie. Parce que si on doit se mettre en colère à chaque fois qu’un individu croit pouvoir nous débiter des conneries au nom de sa vérité absolue, bah… à ce compte-là… on n’est pas sorti du clafoutis !
Voilà. Réduire le féminisme à un simple calcul économique, à une course effrénée vers l’indépendance financière, c’est faire fi de toutes ces formes d’engagement qui font la richesse et la diversité du combat. Alors, non, ma copine Eve ne dessert pas la cause. Elle la nourrit d’une autre manière, moins visible peut-être, mais tout aussi nécessaire.
Sur ce, Eve est repartie, l’âme — j’espère — un peu plus légère, lancer une lessive de blanc et se faire les ongles au bord de sa piscine, comme un majeur levé à la face de sa justiciarde d’un soir.